Offrons avec respect cette semaine une rose...

5 septembre 2020

Sans faire de bruit, offrons avec respect cette semaine une rose…développons la gratitude et laissons-nous reprendre « légèrement » !

Peu de jours après la mort de Rainer Maria, je recevais la lettre suivante, signée simplement « Une femme ». Je la publie sans y changer un mot. Elle apporte un témoignage si humain, si nu, que tout commentaire est inutile ; j’ai simplement appris depuis que la rencontre dont il est question ici avait eu lieu en 1906.

« Paris le 7 janvier 1927.« Monsieur, je viens à vous ce soir, où j’ai lu vos lignes sur Rainer Maria Rilke. « Je l’ai connu avant la guerre et je veux vous dire de lui un seul fait, un fait qui n’a pu se passer qu’auprès d’une femme.« Nous marchions le long de la grille du Luxembourg, au coin tranquille où la bonne dame de Nohant étendait sa large robe encore un peu trop blanche. Je ne sais plus de quoi nous nous taisions. Je finissais peut-être en moi, de façon romanesque et ridicule, l’histoire d’Abelone. (….)

« Lui, songeait à sa mort peut-être, à cette mort qui vient de commencer son règne, cette mort pâle, discrète et silencieuse qu’eût renié le haut « Grand-Père », mort avec de hauts cris, dans une haute salle, au milieu d’un grand monde. Ou il pensait, sans doute, souriant, à ce qu’il allait faire.

« Il m’avait abordée, ce jour-là, tenant à la main une rose superbe, il ne me l’avait pas offerte, il ne l’avait pas donnée en pâture aux mains sacrilèges de mon bébé de deux ans dont Rilke aimait la beauté, et je n’avais pas demandé raison de la présence de cette fleur splendide et insolite.

« Sur le petit mur de la grille, nous trouvions, presque tous les jours, une vieille femme assise. Elle mendiait avec discrétion et honte puisque ses yeux ne se levaient jamais vers les passants, puisqu’une prière ne sortait jamais de ses lèvres : elle mendiait de toute son attitude avec son dos rond toujours couvert d’un fichu noir, quoique ce soit l’été, avec la ligne tombante de ses lèvres, avec ses mains surtout, ses mains toujours à moitié vêtues de mitaines et qu’elle tenait très serrées l’une sur l’autre au milieu de ses genoux rapprochés, ses mains plus mendiantes ainsi que des mains tendues. Toutes les fois d’un commun accord, nous déposions auprès de ces mains l’aumône sollicitée, avec tant d’art innocent, par elles. La vieille femme, sans lever la tête, accentuait les lignes de douleur de sa face et nous n’avions jamais vu ses yeux, ni entendu son merci, et tous les passants donneurs avaient notre sort.

« J’avais dit une fois : « Elle est peut-être riche, elle a une cassette comme Harpagon. – R. Maria n’avait répondu qu’avec un regard de reproche, un reproche léger, qui s’excusait, mais qui était si étonné d’exister à cause de moi que j’en avais rougi. 

« Ce jour-là, – la mendiante venait de s’installer dans sa pose de misère, – elle n’avait encore rien reçu), je vis Rilke s’incliner devant elle, avec respect, non un respect formaliste et du bout des lèvres, mais un respect à la Rilke, un respect total, de toute l’âme, – puis, il posa la belle rose sur les genoux de la vieille.

« La vieille, alors leva sur R. Maria les véroniques de ses yeux (des véroniques si bleues et si fraîches dans les paupières rouges et chassieuses) avec un geste prompt et si adéquat à tout, elle saisit la main de Rilke, la baisa et s’en alla à petits pas usés, – sans mendier davantage ce jour-là.

« Rilke effaça le bas de son visage, me regarda de tous ses yeux, de tout son front. Je ne lui dis rien. Je tâchai de lui prouver sans paroles, que j’avais compris sa leçon, que j’aimais infiniment sa façon de penser les êtres, qu’à les penser ainsi si beaux par l’âme, si d’élite, si divins, c’est lui, lui-même, qui les rendait beaux et divins, qui leur suggérait des gestes descendus directement de la plus haute noblesse. » « Une femme. » Extrait du Livre de P. Pascal IDE « Puissance de la Gratitude ».